Pierre-Emmanuel Denys

Disappear here

De l'art de se verser la vérité dans les oreilles

À un auditeur qui l’interroge pour savoir comment croire ce qu’il avance, Noam Chosmky (philosophe, linguiste, activiste politique) répond :

Vous avez la bonne attitude en me posant cette question. Je vous donne les sources en note de bas de page pour vérifier ce que j’ai dit. Vous pouvez ou vous pouvez ne pas aller les consulter. Mais personne ne versera la vérité dans vos oreilles à votre place1

C’est la même pensée qui guide Alain de Botton2 lorsqu’il écrit au sujet de notre grande dépendance envers l’opinion des autres, supposés savoir sûrement mieux que nous :

Notre difficulté [à suivre ce que nous désirons plutôt que ce qui est attendu de nous] s’aggrave car notre système éducatif nous conditionne à croire que la meilleure façon de comprendre quelque chose est de consulter ce que d’autres en ont dit. Ce faisant, nous abandonnons systématiquement une source d’intuitions tout aussi riche, et souvent plus profonde : notre propre expérience.

Si nous voulons par exemple comprendre la nature de l’amour, il n’est pas nécessaire de poursuivre des études en psychologie ; nous possédons déjà ces informations en nous, ayant vécu des relations par le passé et connaissant ce que cela fait de recevoir et de donner de l’amour avec une nuance que nul autre source de données ne pourrait égaler.

Nous devrions révérer l’art de prêter une attention minutieuse à nos propres pensées et sentiments : savoir restituer et examiner avec précision les subtilités de nos émotions. Pour vraiment saisir un problème qui nous préoccupe, mieux vaut parfois délaisser la bibliothèque pour une longue marche ou un bain prolongé – moments où nos propres pensées peuvent librement s’approfondir.3

Aucune IA ne pensera à notre place aux problèmes profonds qui nous préoccupent, aucun livre de développement personnel ne nous rendra à notre calme par lui-même, aucun livre de philosophie ne nous rendra sage par sa simple lecture tant que nous n’aurons pas acquis cet art de se lire soi-même. Ce n’est pas une raison pour brûler les livres, mais c’est une bonne raison de ne pas y chercher la solution définitive de nos problèmes.

Footnotes

  1. Cité par Jacques Bouveresse dans son introduction de Bourdieu, savant et politique. La citation est reprise librement

  2. What They Forgot To Teach You At School, Alain de Botton

  3. « Our problem is compounded because our education system primes us to feel that right thing to do – whenever we want to understand something – is to read what some else had to say on the topic. In the process, we automatically give up on an equally and often far richer source of insight: our own experience. If we want to know the nature of love, for instance, it may not be necessary to do a psychology degree; we already have the information in our heads because we have had relationships, and so know loving and being loved at a level of richness no other data source could rival. We should revere the art of paying very close attention to what we have already thought and felt: to the accurate recollection and examination of the nuances of our own emotions. To really understand an issue, we may need to go, not to the library, but out for a long walk or to take a long bath, two activities in which we’re more likely that normal to think our own thoughts »